Didier Guillaume, ministre de l’Agriculture, est-il un bouffon? Je sais qu’il faut faire attention à l’usage des mots et comme celui-là est tout chargé de sens divers, je crois que je vais sagement vous demander de répondre. Qu’est-ce qu’un bouffon? L’affaire remonte à loin. Le Momos de la Grèce antique – Mỗmos signifie raillerie – était un dieu prétendument mineur, lié familialement, inextricablement à Thanatos, la mort et à Hypnos, le Grand sommeil. Dormir, mourir, la piste paraît intéressante.
Le mot lui-même nous vient de l’italien buffone, tiré d’une onomatopée qui indique le gonflement des joues. Monsieur Didier Guillaume, toutes joues dilatées. Bien plus tard, le grand Erasme consacra des pages puissantes au bouffon, devenu inséparable de la plupart des cours européennes. Avec des notations qui n’ont pas vieilli, comme celle-ci : «C’est un fait, les rois détestent la vérité». Et cette autre: «Les bouffons, eux, procurent ce que les princes recherchent partout et à tout prix : l’amusement, le sourire, l’éclat de rire, le plaisir». Se pourrait-il?
Monsieur Guillaume, de passage au Salon de l’Agriculture le 25 février 2019, a apposé sa signature ministérielle sur le «préambule» d’un «contrat de solutions» imaginé par la FNSEA, le grand «syndicat» de l’agriculture industrielle. Le texte, assez lourdaud, affirme nécessaire «la sortie [du glyphosate] pour une majorité d’usages pour lesquels il existe des alternatives accessibles et viables d’ici fin 2020». Dans le détail de 100 pages que je suis allé regarder, on trouve également cet engagement rigoureusement sic: «Réduire fortement les herbicides et se passer à moyen terme de glyphosate dans une majorité de situation sans perte de revenu».
Il me semble moi que chaque mot compte. Réduire. Moyen terme. Majorité de situations. Sans perte de revenu.
Momos, l’éternel retour? En 1993 surgit des limbes un petit nouveau, le Forum pour une agriculture raisonnée respectueuse de l’environnement, ou FARRE. Son adresse? 2 rue Denfert-Rochereau, à Boulogne Billancourt. La même, un peu plus tard, que celle de l’UIPP, qui regroupe toute l’industrie des pesticides en France. Faux-nez de l’agrochimie, FARRE va réunir des chambres d’agriculture, la FNSEA bien sûr, Bayer, Monsanto, BASF, l’UIPP. Commence la saison enchantée de la propagande. On présente aux gogos des fermes Potemkine (1) – chez les époux Blaisiot, le lisier de porc n’a plus d’odeur -, on adresse à des centaines de journalistes des invitations à la campagne.
En 2001, la FNSEA en congrès vote une motion de soutien à l’agriculture «raisonnée» et envisage un nouveau contrat avec la société. Mais attention, «la mise en cause des agriculteurs et de leurs méthodes de production se révèle par les procès d’intention systématiques dressés à leur encontre». Comme en 2019 ? Comme en 2019. Le gras est dans le texte d’origine.
Parle-t-on encore d’agriculture raisonnée? Non. A-t-elle donné le moindre résultat? Non. Vint ensuite le funeste Grenelle de l’Environnement de septembre 2007. Notre merveilleux Nicolas Sarkozy y avait promis une réduction de l’usage des pesticides de 50% en dix ans, mais nos amis de la FNSEA, codécisionnaires en toute chose, étaient alors parvenus à faire rajouter: «si c’est possible».
Et cela ne fut pas possible. Malgré les centaines de millions d’euros jetés au vent par le Plan Ecophyto et la réapparition de fermes Potemkine, la consommation de pesticides n’a pas baissé. Elle a au contraire augmenté de plus de 20%. Mais c’est avec ces gens-là que monsieur Guillaume vient d’engager notre responsabilité à tous. Le ministre est-il un bouffon? D’un côté, il apporte en effet aux puissants – merci Erasme – beaucoup de plaisir.
Mais du rire? Eh bien, je crois que oui. Chacun sait qu’on peut rire aux éclats au cours d’un enterrement – je l’ai fait -, ou lorsqu’on découvre une maladie grave, un accident, et ne parlons pas de la chute d’un inconnu sur un trottoir. Monsieur Guillaume n’a pas l’air très marrant, c’est vrai. Mais son comique, très proche de celui de l’impassible Buster Keaton, a quelque chose de génial. Une chose est certaine: Buster Keaton n’était pas un bouffon.
Fabrice Nicolino
(1) Depuis le règne de Catherine II de Russie, on parle de villages Potemkine en carton-pâte, destinés à cacher la misère paysanne.